Jazz Lieutenant

Ecrit par Tammuz le 04 juin 2019

Jazz Lieutenant est de ces romans graphiques qui vous font pénétrer dans l’Histoire par un détour, une tranche de vie qui se transforme vite en une peinture sociale de l’époque, solide d’une riche documentation et soulignée par de beaux ombrages et une palette de couleurs variées.

Le roman est édité par Locus Solus, d’après un scénario de Malo Durand, illustré par Erwan le Bot. Tous deux brestois et contributeurs à des revues dessinées locales, leur intérêt pour la culture et l’histoire de la ville les amènent à s’interroger et à faire découvrir le destin de soldats américains embarqués dans la Première Guerre mondiale.

Le récit tourne en effet autour de la figure de James Reese Europe, musicien compositeur et directeur de plusieurs ensembles et orchestres de la côte Est américaine. Figure au sein de la scène ragtime, cet afro-américain est en pleine ascension musicale avant la guerre. Décor que nos auteurs plantent au début du roman, où l’on y croise le personnage d’Ernest Hogan en fauteuil roulant, affaibli et qui balance avec force une réplique dévoilant les véritables enjeux de Jazz Lieutenant.

Coons – personnages noirs ridicules des minstrels shows.

Ce Hogan, apprend-on, est afro-américain lui aussi et s’est fait un nom dans ce que l’on appelait les Minstrel shows, à l’humour ouvertement raciste. Paradoxalement et malgré les regrets qu’il put éprouver à la fin de sa vie, il contribua à étoffer ce style ragtime lors de ces prestations. Notre héros s’en inspire pour se lancer dans un combat tant musical que racial, pour l’émancipation à travers un style que les afro-américains ont fait naître et vivre à la fin du XIXè et début du XXè siècles.

Le ragtime, arme de séduction massive.

Après avoir fondé orchestres et clubs (dont le Clef Club) aux États-Unis, le déclenchement de la Première Guerre mondiale est une occasion pour lui de croiser le cuivre outre-atlantique et faire rayonner la culture afro-américaine.

La Caroline du Sud en 1917…

Les artistes de Jazz Lieutenant nous invitent avec une assez grande justesse (certes avec tambour et trompettes, mais sans fausses notes !) à suivre les pas de ce musicien au sein d’une compagnie militaire américaine débarquée en 1917 à Brest et nous faire découvrir dans le même temps cet univers ségrégué de l’armée, qui reproduit le schéma de la société états-unienne de l’époque.

Entre déceptions et moments de reconnaissance, voire de gloires militaire et musicale, on entrevoit la complexité d’une époque partagée entre ses vieux démons racistes et la volonté de reconnaître en ces hommes une sensibilité et un art faisant vibrer la corde sensible des blancs. Plongée musicale et historique, on en apprend davantage sur l’avènement des premières formes de jazz en France, mais aussi sur les pratiques militaires (l’armée américaine rechignait en effet à envoyer au front des soldats noirs qu’elle jugeait trop peu fiables).

Inoculation du virus musical.

Servi par une illustration d’Erwan le Bot, au joli trait ombré et fourmillant, et la palette de couleurs de Jiwa passant des chaudes et chaleureuses ambiances cuivrées de New-York au gris de Brest et Saint-Nazaire, Jazz Lieutenant ne tombe jamais dans la success story naïve (le début et la fin en témoignent !), mais livre un récit au message politique toujours actuel, à travers un prisme original et méconnu d’un pan de l’histoire de cette Première Guerre mondiale, et de la musique.

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Tammuz

Gorille au cœur de loutre. Fumeur de branches et amateur de BD en tous genres. Du manga au roman graphique intello-arty. Sport préféré : l’éclectisme.

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