Eurydice : interview de Lou Lubie et Solen Guivre à Quai des Bulles !


Ecrit par BennyB le 03 décembre 2024

Quand Lou Lubie et Solen Guivre s’emparent du mythe grec d’Eurydice, elles en font un conte moderne et évoquent des sujets importants : le corps de la femme, la dictature de la beauté, le droit de faire ce qu’on veut, l’intelligence artificielle, la place de l’art…

Nous les avons rencontrées au festival Quai des Bulles, où elles nous dévoilent la genèse de ce projet ambitieux et visuellement magnifique !

 

Comment vous est venue cette idée d’adapter une histoire de la mythologie ?

Lou Lubie : C’est une idée que j’ai eu il y a 17 ans quand j’étais ado. J’aimais la mythologie, j’ai toujours aimé les histoires. Et j’étais très dark… car j’étais une ado ! Le destin tragique d’Eurydice m’avait donc beaucoup touché. L’idée de raconter cette histoire a fait son chemin pendant toutes ces années.

J’ai d’abord voulu la mettre en images moi-même, puis j’ai demandé à un jeune artiste nommé Axel de la dessiner. Mais il avait 15 ans et était occupé à passer son bac ! J’ai retenté toute seule et cela ne fonctionnait pas. J’ai fini par passer une annonce sur Instagram à laquelle beaucoup de gens ont répondu… et c’est comme cela que j’ai rencontré Solen ! Je lui ai fait passer un test. Quand j’ai vu le résultat, c’était exactement ce que je voulais !

 

Vous aviez déjà cette envie de moderniser cette histoire et d’aborder des sujets actuels ?

L.L. : Ce n’était pas une volonté. Cela s’est fait de façon très organique. C’est vraiment le processus inverse de ce que je peux faire d’habitude, quand je construis mon propos, je fais un plan et je vais chercher les infos. En 17 ans, de nouvelles problématiques et de nouveaux questionnements sont entrés dans ma vie, qui se sont reflétées dans l’histoire.

Par exemple, à aucun moment je ne me suis dit : “Il faut que je parle du corps de la femme“. Cela s’est fait petit à petit. Axel avait fait un dessin de Calliopé qui était petite et grosse. J’ai trouvé cela intéressant. Quelles problématiques cela apporterait ?

Et peu de personnes l’ont remarqué, mais pour moi, cela raconte aussi l’histoire sublime d’un suicide, magique et tragique !

 

Pourquoi avez-vous mélangé cette histoire avec celle de Pygmalion ?

L.L. : C’est aussi venu instinctivement. Quand j’ai eu l’idée de la confronter à une statue de papier parfaite, cela a naturellement fait écho au mythe de Pygmalion. Il n’y a vraiment pas eu de réflexion construite pour en arriver là.

J’ai un grand amour et un grand respect pour la mythologie. Je pense qu’on est dans une démarche de conteur, où l’on s’approprie les choses. L’idée est d’écrire une histoire en faisant des clins d’œil, plutôt que de partir du mythe en le modifiant. Si le lecteur saisit les références, c’est super. Sinon, ce n’est pas grave car l’histoire se suffit à elle même

 

Et vous, Solen, c’est votre première BD ?

Solen Guivre : Oui, avant cela j’étais illustratrice et artiste peintre. J’ai fini mes études en école d’art pendant le Covid en 2020. J’ai répondu à l’annonce de Lou pendant l’hiver 2022, et nous avons signé avec Delcourt en été. C’était dingue, cet album nous a monopolisé 2 ans de vie ! Le travail de préparation était énorme, avec beaucoup de recherches.

 

Justement, de quelles villes vous êtes-vous inspirée ?

S.G. : Les décors sont inspirés de villes de plusieurs pays, principalement en Afrique du Nord et Afrique de l’Ouest. Cette ville troglodyte est située en plein désert, dans un canyon. Je me suis donc inspirée de Ouarzazate au Maroc, mais il y a aussi d’autres vues inspirées du Niger.

 

 

Et pour les costumes des personnages ?

S.G. : C’est pareil, cela vient de différents pays. On ne voulait pas tomber dans de la fantasy globale, on voulait quelque chose de réaliste. Je me suis inspirée des coupes de costumes japonais, notamment les Hakamas qui sont très rigides. Il fallait que les vêtements aient ce côté papier.

 

Le Royaume des morts est présenté d’une façon originale.

S.G. : Tout à fait ! Dans l’antiquité grecque, on n’évoque pas les Enfers comme le feraient les catholiques, mais on parle vraiment du Royaume des Morts. On a voulu représenter ça comme un jardin de nuit où les âmes peuvent venir se reposer. On a voulu montrer ça comme quelque chose de calme, et non de macabre.

 

Il y a aussi une grande diversité dans les personnages. C’est très inclusif, avec des silhouettes différentes. C’est quelque chose qui est important pour vous ?

S.G. : Oui, pour toutes les deux. C’est venu au fur et à mesure de nos discussions. Quand j’ai vu le storyboard, je me suis dit que les muses étaient un super prétexte pour mettre de la diversité. Cela m’a fait me poser beaucoup de questions en tant que dessinatrice .Qu’est-ce que je représente ? Suis-je légitime de le représenter ? C’était très intéressant !

L.L. : Ce n’est pas seulement un choix esthétique On est dans une problématique sur le corps avec Galatée, qui est mince, fine, et parfaitement proportionnée. Forcément, en vis-à-vis, il fallait avoir quelque chose de plus organique, de plus naturel. Donc oui, on a des femmes avec des corps variés. C’était indispensable pour tenir le propos.

 

 

Calliopé, par exemple, est enrobée et très belle. Cela va super bien avec le personnage. C’est une envie de sortir de l’archétype du héros ou de l’héroïne parfait-e ?

L.L. : Oui, Callopié est grosse et elle est magnifique, elle est puissante et disciplinée.

S.G. : Vu où se situe le récit, ça aurait été complètement incohérent d’avoir les héros occidentaux. Je me suis inspirée de ces pays-là. J’ai essayé, à mon échelle, de faire une représentation d’autres modèles.

 

Quelle est votre technique de dessin ?

S.G. : Je crée mes gabarits de pages avec les cases blanches avec plus ou moins le placement du texte. Je fais tous mes crayonnés au traditionnel sur papier, puis je les scanne. Je fais ensuite toute la colorisation de façon numérique. Cela me permet entre-temps de faire une deuxième passe de correction pour replacer les mains, les visages.

 

 

Qui s’occupe du storyboard ?

L.L. : Le storyboard, c’est moi. Cela fait partie de notre répartition des tâches. Solen n’avait jamais fait de BD, donc elle ne connaissait pas tout ce qui concerne la composition d’une planche ou le sens de lecture. Et moi, à l’inverse, je pense que ça fait partie de mes points forts en bande dessinée. Pas seulement d’écrire un scénario, mais aussi le transformer en rythme de lecture.

Sans cette étape de storyboard, les dialogues auraient été trop longs, les actions n’auraient pas été bien dosées. Cela me permettait vraiment d’aller jusqu’au bout de ma création narrative Je livrais à Solen un storyboard précis avec les positionnements des personnages. Mais esthétiquement elle avait vraiment carte blanche. Donc c’est vraiment mon langage, et son habillage !

 

J’ai l’impression que la BD est plus grande qu’une BD normale ?

L.L. : Oui, l’album a été agrandi au dernier moment. Sans le ressentir, on se dit : “Mais il est grand en fait !“. Je pense qu’il fallait ça pour mettre le travail de Solen en valeur. On a besoin de pouvoir se plonger dans les décors. Quand on tombe sur une double page, il y a un côté immersif, on se sent aspiré !

 

Avez-vous d’autres projets ?

L.L. : On est en train de travailler sur une autre collaboration. Mais après ces deux ans et demi de production intenses, on a d’abord besoin de respirer un peu !

S.G. : En tout cas, on a très envie de retravailler ensemble. Cela va venir, on y croit !

 

Merci à toutes les deux et bravo pour ce superbe album !

Et félicitations à Lou Lubie qui a remporté cette année le prix Ouest-France à Quai des Bulles pour son album “Racines” !



En bref

Un one-shot
Une BD de : Lou Lubie, Solen Guivre
Édition : Delcourt


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BennyB

Co-fondateur de la Loutre Masquée, il est né en 1743, un samedi. Son but dans la vie : rendre le monde meilleur, avec des sites internet à base de loutres. Et il trouve que Spirou a vachement plus la classe que Tintin, quand même.

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